Talentueux, obstiné, intrépide, Jules Tacheny avait une maxime :

« Faire ce que les autres ne veulent pas faire, n’osent pas faire, ne savent pas faire ! »

Durant sa carrière de pilote, il a affronté, avec succès, les plus grands champions de son époque. Beaucoup sont morts. Ils ont payé de leur vie, cette passion immodérée pour la vitesse et la compétition. Courir dans les années 30, c’était parier sur la vie, chaque semaine, à chaque tour.

Les motos étaient puissantes mais incontrôlables. Pas de suspensions, des freins symboliques. Des pneus sans adhérence, durs comme la pierre. Les moteurs explosaient dans les jambes, se détachaient. Les chaînes cassaient en bout de ligne droite. Les cadres étaient rigides, les berceaux trop larges. Ils empêchaient de virer à plat, s’enfonçant dans le bitume lors de virages trop appuyés !

Que dire des circuits ? Pas ou peu d’asphalte, des pavés et des bordures. De la grenaille à chaque virage. Des tracés en ville ou dans les villages, frôlant les maisons. Pas de dégagements, pas d’échappatoires ; à la place des grillages, des arbres, des poteaux et des clôtures !

Et malgré cela, des compétitions toutes les semaines : à Floreffe, à Falmignoul, à Sorinnes, à Dinant, à Thuin, à Wavre, à Mettet, à Chimay, à Gedinne, à Francorchamps, à Châtelet, à Genk, à Knokke, à Ostende, au Boulevard de Mettewie, à Woluwe, au Bois de la Cambre…etc.

Des courses de 400 kilomètres, à 140 de moyenne, deux ou trois ravitaillements. 3 heures et plus de rondes infernales, et la fatigue et la chaleur et l’inconfort.

Avec un public nombreux et fervent qui venait chaque semaine s’installer au bord des routes, à même la piste, retenu par un simple cordon, pour voir frôler, ces chevaliers en cuir noir et épais, casques en carton et lunettes en verre ; jouer les matamores et les équilibristes sur des motos folles, guidonnant à plus de 180 kilomètres heure ou dérapant jusqu’à la culbute.

Et puis ces annonces soudaines ! au micro ! par des haut-parleurs nasillards : « Chute du N° 7 ! » suivie, dans le vacarme incessant des pots d’échappement, du silence du speaker, de l’inquiétude montante, pendant 5 minutes, …10 minutes, …un quart d’heure… jusqu’à voir enfin revenir le pilote, indemne, miraculé, toujours vivant… ! ou alors pour annoncer un décès et voir aussitôt l’usine retirer ses autres motos de la course, en signe de deuil… jusqu’au prochain week-end.

En 1930, c’était cela, la gloire du sport motocycliste et ce, pour longtemps encore !!

En effet, il faudra attendre le milieu des années 1950, pour voir les conditions de sécurité des circuits s’améliorer et notamment, la création des premiers groupes de représentants de pilotes.

Dans la revue « Sambre et Meuse Motor » Numéro 5 de Juin 1951, Jules Tacheny remémorait les quelques souvenirs d’amis pilotes qui, comme lui, avaient sillonné les routes dangereuses des circuits d’antan et avaient retenus, de ces moments particulièrement épiques, les événements que voici :

« Il est toujours intéressant de rappeler les souvenirs des anciens et de parler souvent de ceux qui vécurent dans le temps, les mêmes émotions, les mêmes enthousiasmes, déceptions, espoirs, revers ; de ces coureurs motocyclistes qui furent des vedettes.

C’est de l’histoire… Mais l’histoire est nécessaire et sert à auréoler ceux qui cèdent la place à la jeune génération…

C’est pourquoi, je fais appel à leurs souvenirs, et je désire faire revivre dans ces pages les grandes figures de ceux qui furent mes compagnons et amis des épreuves de vitesse pure en ce bon temps d’avant guerre.

Ce bon temps, où presque toujours, la main dans la main, nous bataillions sur les circuits par amour du sport… bien plus que par but lucratif…

Les coureurs, pour les spectateurs de courses, qui peuvent-ils bien être ?

Leur vie, leur métier de coureur, leur personnalité, ont toujours exercé sur le public une attirance extraordinaire… et font rêver bien des gens… Il y a autour d’eux, une atmosphère de mystère, de légende. Que d’événements tragiques, que d’émotions ressenties, que de merveilleuses victoires et de grisants succès ! Que de pénibles expériences, que d’inutiles peines… que de décevantes heures après de grands espoirs et de longues illusions !

Quelles sont leurs pensées? Leurs réflexes ?
Comment réagissent-ils devant le succès, la défaite ou l’accident ?

Pour vous faire connaître cela, j’ai cherché à réunir, pour vous, amis lecteurs, des souvenirs personnels à chaque coureur, et j’espère que ceux-ci vous rendront plus attachants encore leur personnalité et leur souvenir.

L’émotion la plus habituelle, c’est l’accident grave.

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Ainsi SCHOUPPE évoque-t-il le souvenir d’une chute, au temps où ce brillant spécialiste de la 175 était un brillant coureur de la 350. « Au circuit des routes pavées en 1927, après avoir mené la course pendant une heure, mon pneu arrière a éclaté et déjanté dans la ligne droite d’arrivée à Pont-à-Marcq. J’ai fait une embardée formidable à du 130 environ. Transporté à la clinique du Docteur Bechet, à Lille, j’y suis resté dix jours et dus m’aliter deux semaines encore chez moi… »

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Un moment émouvant dans la vie d’un coureur peut survenir aussi à l’occasion d’un accident évité.

Voici RENIER Fils, le meilleur, dans ce temps des jeunes éléments, qui retrace avec précision les émotions successives d’un pilote en difficulté et qui s’en tire pour finir.
«  Cela se passait à Francorchamps où je venais de m’aligner pour la première fois. Je n’avais encore vu le circuit qu’en touriste. A la première séance d’entraînement me voilà parti pour un tour vite.

Remontant vers la Source, j’aborde à pleins gaz, ce que je crois être le dernier virage de la côte. Malédiction ! Je m’aperçois au tout dernier moment que je me suis trompé de virage. Je n’en suis qu’au terrible virage Piérard !

Il est trop tard pour freiner. Je coupe les gaz, et j’essaie de virer malgré tout. Toute l’entrée du virage s’accomplit de façon parfaite, quoique je fusse terriblement incliné. Quand tout à coup la machine se couche.

Traînant sur le repose-pied et le guidon, elle se rapproche de façon effrayante des arbres qui bordent la route. Croyez-moi, mes cheveux se sont dressés sous mon casque.

Un choc épouvantable dans la moto ! C’est la béquille qui vient d’être arrachée par un arbre. Par je ne sais quel miracle, le coup redresse la machine… et me voilà roulant dans le gazon pendant une cinquantaine de mètres encore avant de pouvoir m’arrêter. »

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Mais Edmond CLASSENS additionne les vitesses dans un croisement … Ecoutons-le.

« Un certain jour de 1923, je faisais un essai sur la route d’Oostmalle en vue d’une tentative de record. J’étais couché sur ma F.N.350, dans une position de sprint aussi effacée que possible, la manette des gaz poussée bien à fond, visant le milieu de la route par de furtifs coups d’œil sous le guidon.

Un soudain et formidable déplacement d’air et – tel un fulgurant coup de tonnerre- le vrombissement d’un autre moteur à mes côtés. Je réalise que je viens de frôler un autre concurrent faisant un essai en sens inverse !

C’était Piérard, sur son Indian 1000.

Nos vitesses additionnées – 300 à l’heure environ- ne nous avaient pas permis de nous apercevoir en temps utile. Un moment émotionnant, je vous l’assure. »

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Et Yvan GOOR raconte :

« Au Grand Prix de Belgique 1933, la course comportait 20 tours au lieu 18 comme précédemment. Or, j’étais en tête depuis le départ, quant au 19e tour, mon moteur commença à avoir des ratés.

Tout en roulant, j’envoyais au diable mon bon camarade Pire, me disant que s’il n’avait rien changé, j’aurais déjà gagné le Grand Prix.

Il fallait absolument changer de bougie et je n’avais que deux minutes d’avance. Je calculai que le meilleur moyen de faire vite était de m’arrêter dans une descente, afin de repartir plus facilement. Je le fis dans Masta. Le cœur battant à grands coups, je changeai de bougie dans un temps record, et repartis aux applaudissements de la foule, sans apercevoir mon adversaire.

Je gagnai ainsi le Grand Prix, mais j’avais eu chaud… d’autant plus qu’en changeant de bougie, je m’étais cruellement brûlé six doigts. »

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Le populaire Frans VANDERSCHRICK nous cite une nouvelle forme de la plus grande émotion d’une carrière.

«  J’ai vécu le moment le plus émouvant, dit-il, aux 6 Jours Internationaux de 1936, quant à la fin du cinquième jour, mon joint de culasse sauta, me privant de tout espoir de gagner la Médaille d’Or. »

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Et René MILHOUX, pour qui un rien compte… nous déclara avec toute la sincérité d’un cœur sensible (c’est ici l’expression profonde des sentiments des coureurs et je communie pleinement avec mon cher Milhoux dans sa déclaration aussi vraie).

«  Le moment le plus émouvant ?... Il n’y en a pas… car pour moi TOUS sont émouvants.
Quand on aime, et qu’on le fait sérieusement, c’est chaque instant, chaque seconde qu’on vit intensément. La moto en course, c’est un être que j’aime. Je la guide en la préservant autant que je peux. Mais pour moi, rien n’est de trop pour la mener à la victoire.
Avec en tête cet idéal, poursuivi par une attention constante, tout compte, tout est beau, tout est émouvant du début à la fin de chaque course, depuis le commencement de sa préparation jusqu’à son résultat… »

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Et notre ami PONCIN nous dira :

« Au Grand Prix Defoin de 1931 (Falmignoul), où, vu le mauvais temps, la course des experts fut supprimée…, le vent soufflait en rafales formidables. Par moment il vous prenait comme s’il allait vous arracher de la machine. En ligne droite, on roulait constamment incliné. Chaque fois qu’on passait une maison, le vent vous reprenait de plus belle et vous faisait zigzaguer d’un bord de la route à l’autre.

Je m’attendais à voir la machine se retourner tout à fait !
Il y avait, avec cela, de la pluie et des grêlons qui vous frappaient au visage à vous arracher la peau. Devant les tribunes, la route était recouverte par une longueur de 200 mètres de terre jaune, apportée par les voitures qui avaient dû emprunter un chemin de campagne pour y parvenir.

Quelles glissades on y faisait ! Ce dut être beau pour les spectateurs, mais pour nous !

Deux tours avant la fin, j’étais en tête, quand une crevaison m’immobilisa. Immédiatement après l’arrêt, j’étais réellement aveugle et incapable de me diriger. La vue ne me revint que lentement.

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Et voilà, chers amis lecteurs, des souvenirs émouvants de la carrière de quelques coureurs motocyclistes qui furent et qui restent mes amis. Il y en a d’autres… et combien encore ?

On aime se retrouver ensemble pour évoquer ces souvenirs, pour nous, immortels… et d’avoir parlé d’eux ici, il me semble que je les ai rendus présents à tous et qu’ils se penchent à mes côtés pour signer avec moi… car ce sont eux, autant que moi, qui vous ont narré nos belles aventures.



Jules TACHENY