La fin de la guerre, c’est aussi un grand souffle de liberté, d’exubérance et de jeunesse qui embrase le pays. Finie l’abstinence, envie de revivre.

Mais en moto, il n’y a pas ou plus de pilotes. Les plus jeunes sont partis à la guerre et n’ont pas pu exercer leur talent.

Et le public a soif de vitesse, de palpitations et de courses.

Jules, qui n’a somme toute que 39 ans, est encore plein de jeunesse et de talent. Malgré un excédent de poids qui ne le quittera désormais plus, il cède aux démangeaisons qui le taraudent depuis plusieurs mois et décroche son casque et son cuir pour se relancer, comme privé cette fois, dans la compétition.

Moins d’ambitions certes, mais à la fois le plaisir de retrouver l’ambiance des circuits et des courses, de sentir l’odeur du cuir et de l’huile, de revivre ces moments de pur bonheur quand il chevauche sa machine à 200 km/h et de partager cette vie tellement exaltante avec ses amis pilotes.

Et surtout, une victoire lui manque !

En effet, en près de 20 années de participations à Mettet, il n’a jamais gagné. Lui qui a tout fait, qui a couru partout, n’a jamais réussi à gagner sur Son circuit. Et cela, c’est insupportable.

Alors pourquoi ne pas rêver ?

Il appelle ses anciens camarades de la F.N., dont les bâtiments ont été entièrement détruits dans un bombardement en 1944. Ceux-ci répondent présents et lui montent une moto avec les pièces retrouvées de ci de là.


26 Mai. - 10e Grand Prix Motocycliste International de l’Entre Sambre et Meuse.

Les journaux annoncent :

Notre populaire, débonnaire, immortel, présidentiel Senior TACHENY, gagne sur son CIRCUIT.


Sous une pluie battante, Jules Tacheny, 1er en Seniors 500cc, à la moyenne de 115,409 Km/h. 5.000 spectateurs bravèrent les intempéries. 30 coureurs prennent le départ.

Le quotidien « Les Sports » écrit :

« Le fait le plus saillant, la victoire combien méritée du champion local Jules Tacheny, qui prenait le départ ; il revint graduellement 4e après 4 tours, pour prendre la tête après 12 tours et terminer en vainqueur, réalisant l’exploit peu banal de devancer les concurrents internationaux alors qu’il était inscrit en Seniors.
La prime de 1.000 Fr. offerte par Mme Colin au coureur ayant effectué le tour le plus rapide lui fut octroyée, de même que la coupe du journal « Les Sports », pour avoir réalisé la meilleure moyenne de la journée.
Jules TACHENY avait enfin gagné à METTET !!


Les Jobains jubilaient. Le cordon des gendarmes fut débordé quand il eut franchi la ligne d’arrivée et que Mademoiselle ROPS lui eut remis le bouquet de vainqueur du « Grand Prix des Frères ROPS ».

En se révélant le meilleur vireur et le coureur le plus rapide de la journée, Jules Tacheny terminait sa carrière en beauté. »

Résultats :

  • 500 Juniors 1er Thomas; 2e Becquevort
  • 350 Inters 1er Van Rijswijck ; 2e Van Doren
  • 500 Inters 1er Laurent ; 2e Grizzly
  • Side-cars 500 1er Vanderschrick
  • 350 Seniors 1er Martin
  • 500 Seniors 1er Tacheny.


    Sa fille se rappelle très bien de ce fameux dimanche. Née en juillet 38, Lucy n’a pas vécu toute la carrière motocycliste de son papa, mais surtout son apogée. Elle a 8 ans en effet quand c’est enfin la victoire à Mettet.

    « Il pleuvait ce jour-là et on m’avait mise dans un camion d’où je regardais la course, se souvient Lucy. Au moment de sa victoire, j’ai entendu une véritable explosion de joie dans la foule.

    Ton père a gagné, ton père a gagné ! me criait-on dans les oreilles.

    Et aussitôt, papa me souleva et me déposa sur sa moto… et plus précisément sur son réservoir ! C’était tout mouillé et tout froid, je n’aimais pas çà…

    Les supporters étaient nombreux et passionnés. Ils applaudissaient leur champion à tout rompre. Pensez donc, gagner sur son propre circuit, dans son village natal tant aimé ! Après vingt participations malchanceuses, c’était une véritable consécration pour papa.»


    Pour saluer l’événement, Jacques Ickx, crée dans Moto Magazine, la rubrique « L’Homme du Jour ». C’est Jules Tacheny qui a droit à ses premières colonnes. Et l’article est touchant. Plein de vérité. C’est la reconnaissance de la plus belle plume sportive au plus acharné et au plus obstiné des pilotes belges.


    « L’HOMME DU JOUR »

    Jules Tacheny

    Jules Tacheny ! Président, organisateur, revenant de la compétition et triomphateur ! On en parlera sous le chaume à Mettet et dans l’Entre-Sambre-et-Meuse. On en parle d’ailleurs dans toute la Belgique.

    Sans être un vieux, Tacheny est un ancien. Ses débuts datent de 1929. Voisin de chambrée de Bentley durant son service militaire, il est conquis par lui aux joies de la moto. Il achète un vieux clou. Quinze jours après ses premiers pas motocyclistes, il emporte, et de quelle manière, l’épreuve intime de Mettet.

    Et voilà notre Tacheny acquis aux joies de la vitesse. Je le revois au départ du Grand Prix des Frontières, monté sur une F.N. 67. Au virage de la Bouchère, il passe en trombe par l’extérieur Bentley, qui freine. On voit l’ahurissement se peindre sur la face de Bentley. On voit aussi des remous de foule. Tacheny s’est abattu, le coin tourné.

    Cette fougue endiablée, Tacheny ne la perdra pas dans les années à venir. Même après qu’il eût acquis la célébrité par les 41 records du monde qu’il partage avec René Milhoux en 1931, même après qu’il fut devenu équipier officiel de F.N. dans les courses en circuit, Tacheny restera toujours le bolide fougueux qui plaît à la foule, parce qu’il ne cesse de l’étonner.

    Maintenu en catégorie senior, jamais il n’aura la meilleure machine de l’équipe, mais toujours ou presque, à quelque moment de la course, il sera en tête de ses coéquipiers. Il lui arrive certes souvent de ne pas terminer, mais il lui arrive tout aussi souvent de se classer premier ou aux places d’honneur. Il est catalogué « as » dans toute l’acception du terme. C’est une grande vedette du motocyclisme belge.

    Cette vedette est aussi un sportif né. Quand Demeuter emporte le Grand Prix d’Europe à Assen, en 1934, le premier télégramme qu’il reçoit dans sa chambre d’hôtel est celui de Tacheny, avec qui on sait généralement qu’il s’entend mal, et qui a fait vainement des pieds et des mains pour être aussi du déplacement.
    A la fin de la saison 1935, qui lui vaut encore de jolis succès, Tacheny dépose brusquement les armes. C’est que la F.N. a pratiquement renoncé à courir. Et Tacheny, qui n’a jamais couru que sur F.N., sauf une brève période où il conduisait une 350 A.J.S., ne veut pas rouler sur une autre machine.

    Du reste, le garage qu’il a établi, l’agence F.N. dont il dispose, ont pris de l’ampleur, lui demandent de plus en plus de temps. De coureur, Tacheny se transforme en businessman. Il n’a jamais été svelte mais, cette fois, il devient gros. Comme sa stature est imposante, cela lui donne un air de grande dignité. On salue maintenant en lui « Monsieur » Tacheny. On dit adieu au coureur. Lui-même a dit adieu au motocycliste qu’il y avait en lui.

    La guerre fait un grand vide dans l’Union Motoriste de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Qui va tâcher de remettre les choses sur pied ? Tacheny, qui en accepte la présidence. Grimpant encore d’un échelon, il devient administrateur de la F.M.B. Cette fois, on peut considérer que la gloire de Tacheny est définitivement une vieille gloire.

    Mais la mouche de la compétition le pique à nouveau. Il s’est mis en tête de courir encore une fois à Mettet, sur « son » circuit où jamais il n’a pu seulement terminer, quoiqu’on l’y ait vu bien souvent en tête.

    La F.N. vient à son aide en lui montant tant bien que mal une machine avec tout ce qu’on peut encore réunir comme pièce. Lui-même fera un gros effort pour entrer dans son équipement de cuir, pour serrer sa ceinture à la limite de la résistance.

    Mais la machine arrive trop tard. La besogne l’empêche de s’entraîner. Quand il s’amène au départ, on n’attend de lui qu’une démonstration de sportivité. Mais au bout d’un tour, on a compris. Quand on a été Tacheny, on le reste, même si on s’est reposé douze ans sur ses lauriers. Au bout de trois ou quatre tours, cela tourne à la sensation. Au dixième, on sent que Tacheny va gagner, et on boit, on boit, tout le long du circuit, à sa santé.

    Nous sommes convaincus que Tacheny aura vu venir les derniers tours avec inquiétude. Il a dû se dire que sa fidèle ennemie, la panne, devait le guetter à chaque tournant. Mais, mal informée sans doute, la panne manqua son rendez-vous annuel d’antan. Tacheny termina et termina en triomphateur.

    Il paraît qu’autrefois les motocyclistes de l’Entre-Sambre-et-Meuse étaient divisés en deux clans : les pro-Tacheny et les anti-Tacheny. Aujourd’hui, c’est de l’histoire ancienne. Nous sommes bien sûr que si la place de maïeur était vacante à Mettet, Tacheny pourrait la briguer, avec la certitude de répéter sa victoire de dimanche qui fut la course, le triomphe de sa vie !

    Jacques ICKX


    Alors, fort de cette belle victoire, Jules Tacheny se remet à rêver.
    Et pourquoi pas une autre course ?

    Et c’est Chimay, toujours sur la 500 F.N.

    Ensuite, c’est le 30 juin, à Bruxelles. L’Union Motoriste Uccloise a en effet décidé d’organiser un Grand Prix au Bois de la Cambre. Un Grand Prix à deux pas de la capitale, et sur un tracé magnifique.

    L’aventure est tentante. Et puis il y aura Grizzly, qui depuis ses sages débuts en 1932, est devenu intraitable sur les circuits. Et puis, il y aura son grand ami Fergus Anderson, ce grand pilote anglais, probablement le meilleur de sa génération. Pourquoi ne pas se frotter à eux ? Juste pour voir ! Et pour entendre encore et encore les cris et les applaudissements grisants de la foule.

    Et ce Grand Prix de la Cambre va à nouveau être le théâtre d’une course passionnant et d’un fait d’armes exceptionnel !


    « 30 Juin - 2e Grand Prix de la Cambre »

    « Le Grand Prix de la Cambre, organisé par l’Union Motoriste Uccloise, à Bruxelles, a remporté un triomphal succès. – Effrayant d’audace, GRIZZLY y a littéralement tenu en haleine pendant plusieurs tours une foule évaluée à plus de 25.000 personnes.
    Sa victoire dans la catégorie 500 cc. Seniors-Internationaux a été saluée d’ovations enthousiastes. – Toutes les autres courses furent âprement disputées. – L’organisation peut être qualifiée de grandiose.

    Ces Messieurs de l’Union Motoriste Uccloise ont eu à subir, dimanche dernier, le plus sévère examen auquel ils puissent être soumis. Sujet du concours : fournir au public un vrai Grand Prix.
    Certains pensaient que, cette fois-ci, ils seraient « recalés ». Mais on connaissait mal les studieux élèves Ucclois, les Libberecht, Derycke, Carlier, Steelandt, Pagnier et autres « Frère ». On bûcha, piocha et, samedi, jour d’ouverture des examens, les candidats étaient au poste. Jusqu’au dimanche soir, les réponses jaillirent, claires, précises, apportant la lumière surtout : un circuit spectaculaire dans un cadre magnifique, une très grande tribune, des installations parfaites pour les chronométreurs et la Presse, un speaker à la hauteur fournissant une profusion de renseignements intéressants au cours des épreuves, un nombre impressionnant d’engagés, des haut-parleurs s’échelonnant nombreux sur tout le circuit, un service d’ordre impeccable, assuré par la gendarmerie et la police, un détachement de M.P. belges, des grands panonceaux publicitaires rendant parfaitement l’atmosphère des Grands Prix, six heures de sport attrayant et sans longueur, et pour couronner le tout, des spectateurs par milliers, un enthousiasme allant jusqu’au paroxysme durant la dernière course, des luttes magnifiques souvent indécises de bout en bout.
    Le public, ce jury impitoyable qui ne pardonne aucune faute, a rendu sa sentence : grande distinction et félicitations.

    La course des 500cc.
    Il était une fois deux chevaliers faits pour s’entendre, mais dès qu’ils montaient leurs rapides chevaux d’acier, c’était fini, ils bataillaient à qui mieux, mieux. Ces chevaliers modernes vous les avez reconnus : Grizzly et Anderson. Le signal de ce tournoi était à peine donné que Anderson fuyait à toute allure pour rééditer son exploit précédent. D’autres adversaires le suivaient, notamment Knynenburg, Tacheny, Grizzly, Laurent, Wood, Stamm, Kauffman, Martin. Grizzly passait Tacheny au tour suivant, puis se débarrassait du coriace Knynenburg et, au quatrième tour, il chassait Anderson. Le duel fut bref et nous le présenta bientôt en tête, suivi d’un Anderson batailleur et vireux superbe.
    Derrière ces deux pilotes, le combat faisait rage dans tous les compartiments, car Laurent, Knynenburg, Kauffmann et Tacheny étaient roue dans roue et se passaient et se dépassaient sans cesse.
    C’était la grande bagarre. Cela ennuyait, semble-t-il, le taciturne Kauffmann, qui s’en alla méditer seul un peu en avant. Mais, qu’à cela ne tienne, on invita dans le quatuor, Martin, et l’amusement reprit de plus belle.
    Grizzly pilotait avec une maîtrise jamais vue et chaque tour de roue affirmait sa supériorité, mais un incident de course survint :

    La chute du héros
    Redresser la machine et la remettre en marche en vingt-cinq secondes, c’est un tour de force digne de Grizzly. Mais 25 secondes, ça compte ! Cela a suffi à Anderson pour prendre une confortable avance. Grizzly se présenta bientôt entre deux haies de spectateurs consternés et terriblement anxieux sur son sort. Sa réapparition mit un rayon de joie sur tous les visages. Il était là !
    Alors, ce fut prodigieux. Le Centaure, faisant corps avec la machine, fonçait dans les virages, reculant toujours les possibilités humaines vers des limites jusqu’alors insoupçonnées. Et malgré tout l’on sentait le pilote calme. Pas un muscle de son visage n’était crispé. Il accomplissait une mission périlleuse, mais dont il connaissait le prix et la grandeur. Tour par tour il pourchassait un Anderson renseigné parfaitement et qui fendait l’air à toute vitesse, tel un démon moderne. Peu à peu, l’incertitude se mura en espérance, car les secondes d’écart diminuaient et les records tombaient. Au 12e tour, 121 km.090, deux tours après 122 km.684. De 13 secondes à la 19e boucle, le retard tombait. Il n’était plus que de 7 secondes au cours du 21e tour. Et soudain le miracle s’annonça. Grizzly aborda le virage des tribunes dans le sillage d’Anderson. Chacun est anxieux. Les chevronnés du sport eux-mêmes ne cachent pas leur émotion. Ce que Grizzly tente est fou d’audace. Va-t-il réussir. Le voici qui se présente en triomphateur à la ligne d’arrivée, au milieu d’acclamations qui tiennent du délire. Anderson suit, relevé et souriant, reconnaissant sportivement que notre représentant était le meilleur pilote européen. Il mérite également une large part du triomphe, car Fergus est sûrement un des meilleurs pilotes du moment.
    Ainsi se termina, sur une apothéose, cette journée de sport, comme on n’en avait plu vu depuis longtemps en Belgique. »


    Cette victoire vaut à Grizzly d’être « l’Homme du Jour » dans la revue Moto Magazine. Un portrait tout en finesse et en anecdotes :


    L’HOMME DU JOUR

    Grizzly

    L’Homme du jour. Non. L’Homme de Tous les Jours.
    Chaque dimanche que Grizzly court, cette rubrique pourrait lui être réservée le vendredi suivant. Car, à chaque course, sans exception, il fait quelque chose d’exceptionnel, quelque chose qu’on n’attend pas, quelque chose qui – malheureusement – éclipse un ses concurrents.
    Mais, comme noblesse oblige, il ne suffit pas d’un exploit de Grizzly pour lui valoir sa place dans cette galerie. Va pour un autre coureur, mais pour Grizzly on attend quelque chose, non pas d’exceptionnel, mais d’exceptionnel MÊME POUR LUI. On attend, par exemple, qu’il ait gagné « la couse de sa vie ».
    C’est chose faite aujourd’hui. La course de Grizzly au Bois de la Cambre a été, non pas un sommet, mais bien un sommet du sport motocycliste belge. Jamais on n’avait vu rien d’approchant. Jamais une course perdue n’a été gagnée aussi sensationnellement sur la valeur réelle des deux adversaires.
    Comme le Poeske en cyclisme, Grizzly est toujours capable de se dépasser lui-même et d’arracher d’un bond de chat la victoire compromise. Seulement, dans le cas de Grizzly, ce bond est un bond de douze kilomètres.
    Inutile de retracer sa course du Grand Prix de la Cambre. Disons d’un mot que jamais une foule n’a participé comme dimanche à l’effort d’un pilote. Sa victoire fut véritablement une victoire nationale.
    Grizzly, le meilleur coureur DE TOUS LES TEMPS !
    Ce n’est pas le sagittaire qui le dit. Ce n’est même pas Jacques Ickx, grand ami de Grizzly, comme on le sait, c’est René Milhoux, autorité n°1 en matière de pilotage. Jacques Ickx aurait dit : Un second Guthrie. Milhoux proclama : Même Guthrie n’a jamais fait ce que fait Gilbert.
    En un mot, c’est un patrimoine national que notre Grizzly. Et c’est un patrimoine qui nous restera longtemps car, même s’il surgissait un nouveau Grizzly – ce qui n’est pas le cas – il faudrait à cette nouvelle vedette combler les dix ans d’expérience du Grizzly d’origine pour pouvoir devenir son égal. Grizzly est sûr de rester Grizzly l’unique – pour de nombreuses années encore.
    Ce qui paraîtra réconfortant aux jeunes à qui tous les espoirs sont encore permis, c’est que Grizzly a eu des débuts singulièrement peu prometteurs. En 1932, comme débutant et montant une 250 OK-Suprême, il n’y était pas du tout. Il n’y était pas beaucoup plus en 1933, passé seniors sur une 350 A.J.S.
    Entré en possession par hasard d’une Saroléa Monotube – qu’il n’aurait pas osé commander – ne se trouvant pas à la hauteur – il aborda la saison 1934 sans savoir ce qu’étaient une bougie froide et une bougie chaude.
    Mais ici, son histoire fait un tournant brusque. Abordant en inconnu les 300 kilomètres du circuit de Floreffe, il les termina en vedette nationale. Quoi qu’il n’eût été que premier senior, derrière les trois F.N. des Internationaux, il était devenu célèbre en moins de trois heures… et il l’est toujours resté.
    Pourquoi ? Parce que ce jour-là, le débutant, dont on n’attendait pas grand chose, fit pour la première fois cette chose qui est unique, même si elle a été cent fois répétée depuis : une course de Grizzly.
    Et comme Grizzly n’avait alors ni sa tactique, ni son style policé, vous imaginez ce que ce fut comme sarabande. Du shimmy de bout en bout. « J’ai confiance dans la tenue de route de ma machine », disait-il après cet exploit d’équilibriste. Grizzly avait alors 22 ans.
    Une place dans l’équipe Saroléa lui était d’ores et déjà réservé. Il la prit en 1935 et, toujours senior, fut immédiatement le premier pilote de l’usine. Passé international en 1936, il fut, dès cette année, la vedette belge.
    En 1937, il s’attaque au MotoCross. Première course, à Louvain : vainqueur avec sept minutes d’avance. « Pourquoi, lui demandait-on, n’avez-vous pas couru en cross plus tôt ? » Sa réponse : « On ne me l’avait pas demandé. »
    Depuis, à chaque course, en tous-terrains comme en circuit, et quelque machine qu’il ait montée, Grizzly a été le meilleur homme en piste, et un autre n’a gagné la course que si Grizzly avait été en panne ou accidenté.
    C’est, du reste, arrivé fort souvent, car il faut bien dire que de tous les coureurs, Grizzly est, à notre connaissance, celui qui a eu le plus de malchance. Il prépare ses courses comme pas un. Toujours un rien imprévisible vient le frustrer de la victoire.
    « Si j’avais seulement gagné la moitié des courses où j’ai dû abandonner en tête ! » disait-il un jour, dans un moment d’amertume. De ne pas les avoir gagnées n’a d’ailleurs jamais empêché que, pour tout le monde, il fut Grizzly.
    La vie extra-motocycliste de Grizzly a eu aussi des tournures assez inattendues. On le voit d’abord aide-pharmacien, puis aide-pharmacien et coureur à la fois, puis coureur tout court, puis il passe un hiver à apprendre la mécanique, et le voilà coureur et mécanicien. En juin 1940, il est même pompier pour quelques semaines à l'aérodrome de Toulouse. Rentré en Belgique, il ne dédaigne pas de seconder sa femme dans son commerce d'alimentation. Mais il lui faut quelque chose de moins banal. Il se fait bûcheron, puis charpentier, puis menuisier, et se construit seul un chalet sur un terrain déboisé par lui. La guerre finie, il s'établit garagiste. L'affaire prend de l'extension. Le voilà maintenant businessman, et prêt à inaugurer de superbes installations.
    Mais pourquoi ce nom de « Grizzly » ? se demandera-t-on peut-être. On va vous le dire en confidence. C’est un souvenir de jeunesse. C’est le « totem » qu’on lui avait donné du temps qu’il était boy-scout, car Grizzly a parfois le caractère le plus bougon, le plus ours qu’on puisse imaginer. Il y a des jours où il n’est pas à prendre avec des pincettes, et qui ne le connaîtra pas intimement aurait fort mauvaise impression de lui.
    Le reste du temps, il est gai et volontiers comique. Les ours aussi sont facilement comiques quand il leur arrive d’être joyeux.
    Comment expliquer cela ? Le secrétaire Général de la F.M.B. croit avoir éclairci ce mystère. Il raconte volontiers cette histoire : Un matin de course, il découvre Grizzly au fond d’un garage, occupé à « tripoter » à sa machine. Il s’approche du champion et lui dit gentiment bonjour. Une sorte de rugissement lui répond. Pas même un regard ne lui est octroyé. Tout penaud, il s’en va et apprend bientôt que Gilbert a travaillé toute la nuit à sa mise au point. Le soir, après une victoire splendide, une victoire à la Grizzly, l’ours s’est transformé en un homme heureux et souriant, et lui qui ne boit jamais que de l’eau, il convie avec exubérance à la dégustation d’une fine, celui que, le matin même, il avait si rudement éconduit.
    Tout Grizzly est dans cette petite histoire. Lorsqu’il s’attaque à quelque chose, il s’y consacre tout entier, concentré, tendu vers le but à atteindre. A ces moments-là, c’est un taciturne, un renfermé.
    Le but atteint, il redevient le plus charmant garçon de la terre. Il lui arrive alors de faire des confidences, dont il est avare en d’autres temps. A ceux qui ont eu l’heur de lui plaire, il raconte ses souvenirs de course. Pendant des heures entières, on reste sous le charme de sa parole. Avec pondération, toujours modeste, il vous introduit dans le secret de ses aventures. Il parle de ses voyages, de courses, de ses victoires, de ses chutes mémorables ; vous fait part des enseignements recueillis, il donne, en termes amicaux, son appréciation sur un adversaire.
    Et alors, on comprend pourquoi Grizzly est le grand champion qu’il est. Tout, chez lui, est calculé et réfléchi. Ce qui, de la part d’un autre, apparaîtrait comme une folie, est entrepris par Grizzly en pleine connaissance de cause, après avoir pesé le pour et le contre, après avoir envisagé toutes les éventualités, y compris la manière de tomber… C’est là la grande leçon dont les jeunes doivent s’inspirer. Grizzly est le modèle qui doit les guider.
    LE SAGITTAIRE



    Ovationné, porté en héros par la foule bruxelloise le 30 juin, Grizzly devait se tuer, à peine 15 jours plus tard, à Knokke, lors des entraînements, en percutant un arbre lors d’une chute.

    Décidément, n’y aura-t-il que des tués ?

    1946 s’achève avec la course de côte de Namur, avec son ami Léon Martin.