Durant l’intersaison, chaque fabricant a travaillé d’arrache-pied.
La F.N. 500cc de « Van Hout » est enfin prête.

Chez Saroléa, même ambiance. Grégoire, Poncin et Hublet ont un moral au zénith. L’usine a développé un tout nouveau modèle : « La monotube » ! Ainsi appelée parce que son moteur est à soupapes en tête culbutée, avec une culasse à une seule sortie d’échappement. Elle est issue de la planche à dessin du talentueux Marcel Dumont. La monotube devrait être prête pour le Championnat de Belgique à Francorchamps. Seul Grégoire en disposera.

Ces deux motos développent une puissance de l’ordre de 40 à 45 chevaux à 6.000 tours minutes, ce qui laisse présager des vitesses de pointe bien supérieures à 180 km/h.

Cette année, la consigne de la Fabrique est sans ambages : il faut tout gagner en Belgique et battre Norton et ses pilotes au Grand Prix de Belgique!

Le 7 mai, à Falmignoul, au Grand Prix Maurice Defoin, le ton est donné.
1er en Experts, Demeuter sur F.N. 500cc. 1er en Seniors, Tacheny sur F.N. 500cc. 1er en Side-car, Edison sur F.N. 500cc.


Le 14 mai, à Mettet, jamais course ne fut si épique et si « arrosée ».
Le 6e Grand Prix de l’Entre Sambre et Meuse, cette année là, était à ranger parmi les courses « aquatiques ». Milhoux gagne la course des 350cc. Le circuit est à ce point détrempé que les spectateurs ont déserté les abords de la piste, se réfugiant, qui dans les voitures, qui sous les buvettes. Bizarre, cette course « fantôme », où les pilotes semblent seuls.

« Mais le plus curieux, c’est qu’une fois la course des 350 cc finie, sitôt que s’alignèrent les 500, la foule inexistante l’instant d’avant jaillit en un instant de partout… La pluie n’en tombait pas moins fort et pourtant chacun quitta sa cachette.

Ce fut merveille que cette apparition mystérieuse, comme à un coup de baguette magique, d’une armée de spectateurs, là où, l’instant d’avant, il n’y avait pas un visage à voir.
Tous avaient retrouvé, pour le départ des 500, vie, ardeur, intérêt. Les plus ravissantes personnes pelotonnées jusqu’alors dans les conduites intérieures risquèrent à la pluie leurs fragiles parures et leurs beautés… Quels compliments pour Demeuter, Noir, Tacheny, Grégoire !...

Cet attrait irrésistible pour la bataille des champions fut bien récompensé. Si Grégoire, dont le moteur oublia de partir, renonça immédiatement à toute figuration, Demeuter et Noir avancèrent de suite à fond de train…
Mais précédés par Tacheny, celui-ci, devant ses compatriotes, sur son circuit, se sentait des ailes plus vibrantes encore que d’habitude. Durant un tour, il emmène le lot. Demeuter le passe au tour suivant et en pleine vitesse, se retourne sur sa machine, malgré la route glissante, pour juger de son avance. Celle-ci augmente irrésistiblement, mais Noir bientôt précède Tacheny.

Et l’ordre des positions se dessine ainsi.

En tête, Demeuter, bouillant, scientifique, un expert au mieux de sa forme.
Second, Noir, endiablé, ne freinant qu’à la dernière limite, frôlant la culbute à chaque virage.
Troisième, Tacheny qui roule comme un démon.
Quatrième Poncin qui montre du grand style.
Cinquième, ceci est à la fois surprenant et très beau, cinquième et très proche, Riquet, le Junior de l’an dernier qui lutte sauvagement contre les éléments et montre une belle classe dans ses freinages, ses virages, sa tenue en vitesse.

Demeuter ne ralentit pas un instant. Noir, qui veut « tenir », multiplie les folies et au septième tour, un virage effarant se termine par un dérapage dans un sens, puis dans l’autre…Noir glisse sur le sol… et se relève sans mal… Un homme en caoutchouc.

Par après, c’est le tour de Tacheny d’abandonner, son moteur se détachant du cadre et la moto faisant des pirouettes…

Demeuter ayant bien gagné la première place, ne veille plus qu’à la défendre contre Poncin qui ne faiblit pas un instant.

Riquet, fatigué, bientôt anéanti par la lutte contre le temps, se laisse passer par Hublet et termine au ralenti.

Mais un soleil splendide… après la pluie le beau temps, illuminera l’arrivée de Demeuter, le grand vainqueur, fêtant ainsi le triomphe des organisateurs de Mettet qui poursuivirent de bout en bout leur travail, sans un accroc en dépit du temps désastreux ; trempés, regagnèrent leur logis pour y parler encore, la soirée entière, de Noir, de Demeuter, de Tacheny… enfin de tous ceux qui furent les vedettes du Grand Prix 1933.


A Floreffe, encore, F.N. s’adjuge la victoire.

Le 4 juin, à Chimay, Saroléa s’approprie toutes les victoires. Renier l’emporte en Expert 500cc tandis que Poncin gagne en Seniors 500cc.


Fin juin, Championnat de Belgique à Francorchamps.

Cette année, la F.M.B. a décidé d’inclure une course pour juniors lors du Championnat de Belgique. La course, plus courte, aura lieu le dimanche matin et les pilotes, toutes cylindrées confondues, disputeront une course « à handicap » (les petites cylindrées ayant moins de tours à parcourir que les plus grosses).

« Le départ est donné sous la pluie, à 10h30. Déjà à l’Eau rouge, David dérape et repart, très retardé. Venegoni (500cc) dépasse Miesse et Hannicq (tous deux sur 350cc). Au deuxième tour, Elsen fait une chute grave à Blanchimont. Et puis, au troisième tour, le drame éclate. Miesse chute lourdement tout près du monument Hollowell et est tué sur le coup. La course continue, Venegoni en 500, Hannicq en 350 et Scout en 250, sont tous trois champions de Belgique. Mais la conclusion est évidente. Francorchamps est trop dangereux pour les juniors. L’expérience ne sera pas reconduite ».

La pluie oblige les organisateurs à retarder le départ de la course des 500cc. Malgré le tragique accident du matin, l’ambiance est électrique. Qui, de F.N. ou de Saroléa va l’emporter ?

« La course fut menée de bout en bout par Robert Grégoire, avec Demeuter sur les talons. Mais l'aqualien sut repousser tous les assauts du bruxellois.

Au dixième tour, Grégoire se détache insensiblement. Renier suit Demeuter d'assez près, mais au seizième circuit, il doit s'incliner devant Noir. Au dix huitième tour, c’est l’abandon. Au tour suivant c'est Demeuter qui s'arrête.

Grégoire a course gagnée; c'est à lui aussi que revient le tour le plus rapide en 6'57" soit 128,633 km/heure. Il précède Noir de plus de cinq minutes. Quant à Poncin, il a abandonné entre les dixième et douzième passages.

En catégorie Seniors, la victoire revient à Hublet.
Demeuter fut rapidement seul pour défendre les couleurs de la F.N. car Tacheny fut contraint à l'abandon au troisième circuit, sur bris de chaÎne. »


Sur le plan international, les résultats sont plus qu’encourageants.
A Assen, au GP de Hollande, l’anglais Woods a gagné en solitaire la course des 500cc, mais seulement après l’abandon de Grégoire et de Demeuter, qui avaient fait la première partie de la course en tête. En 350cc, Milhoux finit troisième.

Au Grand Prix de France à Reims, trois pilotes belges – Grégoire, Demeuter et Poncin occupent les 3e, 4e et 5e positions. Et en 350cc, Milhoux s’adjuge la victoire !

Les usines de Herstal, F.N. et Saroléa affichent désormais leurs prétentions. Elles sont prêtes à jouer les premiers rôles. On attend désormais avec impatience, les dernières mises au point des F.N. et des Saroléa, afin que le mois suivant, au même endroit, les couleurs belges fassent bonne figure devant la toute puissante coalition des anglais.

21, 22, 23 Juillet 1933 – « Le Grand Prix de Belgique »

Quelque chose d’imperceptible traîne dans l’air. Une grande nervosité.
Ce week-end du Grand Prix de Belgique a lieu autour de la fête nationale. Il pourrait être celui que tout le monde attend, celui qui marquerait enfin la suprématie des motos et des pilotes belges sur la compétition motocycliste internationale.

Les anglais ont toutes les raisons de s’inquiéter. En effet, pour la première fois depuis bien longtemps, ils ont été « accrochés » dans des Grand Prix. Déjà à Assen, où Demeuter et Grégoire ont fait la course en tête, avant d’abandonner. Et aussi à Dieppe, où Grégoire et Poncin leur ont damé le pion.

Alors à Francorchamps, sur leur propre terre et devant leur propre public, les écuries F.N. et Saroléa ont préparé leur affaire.


La Presse est impatiente. Le bulletin spécial que la FMB a publié à l’occasion du Grand Prix, décrit à l’avance, l’ambiance si extraordinaire des courses à Francorchamps et parle des pilotes, belges et étrangers.

« - L’aisance de Woods qui se promène autour du circuit tout en battant les records, avançant sans effort, regardant de tous côtés comme s'il faisait du tourisme, ou dépassant en trombe un concurrent en plein freinage et puis virant sans difficulté; dérapant et frôlant arbres, pont, clôture, et se rattrapant, presque sans ralentir avec un sourire.
- Les sprints de Demeuter, le plus fin des Belges et un grand tacticien.
- Les virages d'une adresse inconcevable de Dodson.
- Les audaces de Tacheny, l'enragé à qui rien ne paraît trop osé.
- La chasse que Hunt livre à Woods avec de multiples effets.
- L'effort sérieux et tenace de Grégoire, notre champion: l'as de Francorchamps
- Les manœuvres de Tyrell Smith qui, d'un seul S dépasse deux concurrents.
- L'acharnement de Rénier, le plus jeune, de tous malgré son âge et le plus stupéfiant acrobate sur le circuit.
- Le match poursuite de Simpson et Guthrie.
- Les élégances de Handley.
- Les courses consciencieuses de Poncin, qui termine presque à coup sûr.
- Et de Milhoux, ce savant de l'hygiène des moteurs.
- Le visage pur de Notet
- Et le train de Goor, qui vient de gagner le T. T. hollandais. »


Tout d’abord, Grégoire est rayonnant. Il vient d’être sacré Champion de Belgique pour la troisième année consécutive et Saroléa lui confie son arme secrète, la nouvelle Monotube. Selon les rumeurs, cette moto-là, c’est le diable revenu sur terre. Un véritable bolide.

Du côté de la F.N., les dernières mises au point ont de quoi réjouir également. L’équipe, déjà composée de Demeuter, Milhoux (Experts), Tacheny et Colette (Seniors), s’enrichit désormais de « Noir ». « Noir » ! Un jeune et talentueux pilote bruxellois qui a franchi, quatre à quatre, les catégories Juniors et Seniors, et qui, âgé d’à peine 24 ans, s’est vu confier le tout nouveau modèle F.N. 500cc, dont on dit que lui aussi, cache une surprise pour nos amis les anglais…

Toute l’industrie belge se donne rendez-vous pour ce qui sera peut-être le week-end de la gloire.

Mais Francorchamps a décidé de ne pas sourire aux belges cette année-là. Et le week-end qui devait être celui des réjouissances, va se draper de la couleur du drame et du deuil.

Mort tragique de Grégoire

« Vendredi 21 juillet, il est dix neuf heures quarante cinq. Robert Grégoire, sur sa monotube, quitte le quartier général de Saroléa, à Stavelot. Il a l'intention de boucler deux tours de circuit, sans plus.

Il couvre son premier tour en 6'45", à la moyenne horaire de 132,444 km/heure. En fait, il vient de battre officieusement le record du tour (cette même année, Stanley Woods ne réalisera que 6'47" soit 131,793 pour le tour le plus rapide de la journée).
Mais entre-temps, un bref orage d'été s'est abattu sur le circuit, peu avant le virage de la source, plus précisément à l'endroit dit « virage Lacroix ». Un orage comme seul Francorchamps sait en réserver ; qui mouille une partie du circuit, l’autre pas. Et à l'entrée du virage Lacroix, la route est sèche. Grégoire survient et ne se méfie pas. La sortie est encore humide… quelques mèt¬res plus loin, c'est le dérapage fatal.

Le pilote est désarçonné et percute un arbre sur lequel son casque laisse des traces. Son corps est projeté au travers d'une haie. La moto gît à dix-sept mètres de là, roue et fourche avant tordues. Transporté avec d'infinies précautions à la clinique de Stavelot, Robert Grégoire y meurt sans avoir repris connaissance. On décela une fracture à la base du crâne. Il était au sommet de sa gloire. Grégoire était âgé de trente ans. Il était marié et avait une petite fille de trois ans.

Comme de coutume en semblable circonstance, le team Saroléa se retira du Grand prix, en signe de deuil. »


L’ambiance est lourde. Grégoire est mort. En signant le tour le plus rapide jamais effectué par une moto à Francorchamps. La tristesse se mêle à l’amertume. Saroléa ne brillera pas cette année. Alors, les espoirs reposent désormais sur les seules F.N.

Le temps est magnifique. Le public est nombreux. Et il a raison de s’être déplacé, car la course à laquelle il va assister est peut-être l’une des plus belles épreuves que la compétition motocycliste ne lui ait jamais réservé.
Laissons la plume de Jacques Ickx nous en retracer l’événement :

Le départ

Voici les dernières secondes d’attente… C’est d’une voix de stentor que M. Marcellis les compte, debout sur le mur de sacs de pierrailles. Tout le bataillon de coureurs est prêt. Seul, au premier rang, Woods attire tous les regards.
Où sont nos principaux représentants ? Noir est au troisième rang, au centre ; Tacheny au quatrième, à l’extrême gauche et Demeuter au dernier à droite. Au second rang de la troupe des 350, Milhoux et Collette sont séparés par Reinbergen. Nous voyons briller plus loin le casque doré de Dickwell, et Vieyra, arrivé trop tard au pesage, est, comme en pénitence le tout dernier…
Quand le drapeau tombe, à ce moment où la masse des coureurs en mouvement est encore silencieuse, une voix jette du stand F.N. un vibrant « Allez Demeuter ! », auquel répond le ronflement du moteur... Le pilote bondit en avant, rasant les stands, dépassant par la droite les Hollandais Houtop et Vaasen, puis traversant toute la largeur de la route d’un vif coup de reins, c’est par l’extrême gauche qu’il passe Fijma et, s’étant faufilé ainsi en tête du peloton, il s’accroche à Woods qu’il suit à l’ancienne douane.
Et tout le peloton des coureurs défile à grand bruit, le brave Motomans fermant la marche, avec sa sacoche à outils et son éternelle burette en bandoulière et laissant en plan (il n’y a pas d’autre expression) le Français Pirard, vision écarlate (moto et chandail) qui se décide à abandonner avant même d’être parti. C’est ce qu'il avait de mieux à faire).
Pendant ce temps, le long serpent des machines glisse rapidement le long de la côte. Il en passe. Il en passe toujours …. Il en vient encore.

La course des 500 cc.
C’est avec raison que M. Lenoble écrivait récemment que le départ d’un Grand Prix de Belgique est un spectacle tel que l’impression en dure encore au retour des concurrents … Les premières minutes ne durèrent qu’un instant. Le temps pour chacun d’évacuer la piste, de gagner son poste ou bien la place choisie, en accompagnant en pensée les concurrents roulant maintenant à plein tube… et qu’emmène Woods.
C’est que l’opinion anglaise a été piquée au vif d’apprendre que les Norton ont été tenues en échec à Assen par Demeuter et à Dieppe par le regretté Grégoire et par Poncin. Il ne faut pas que cette fois un Belge repasse en tête et Woods s’y emploiera à fond, donnant à ce moment de la course au moins, le maximum de ses possibilités.
A Burnenville, il est suivi de Demeuter et de Noir, nouvelle qui fait vibrer l’assistance, mais au bout de la descente de Masta, Hunt est venu s’intercaler entre eux trois.
Aux tribunes enfin, Woods toujours premier, fonce magistralement, ayant couvert ce premier tour en 6 m. 53 s. soit à la moyenne – formidable pour un départ arrêté – de 129,978 km/h ! Dix secondes déjà le séparent de Hunt.
Mais les Belges sont tout proches, salués au passage d’un vibrant « Demeuter » et d’un enthousiaste « Noir ». La performance de celui-ci, collé à Demeuter, émerveille tout le monde, de même que l’avance des pilotes de F.N. sur tous les autres concurrents…

Tacheny
Il en manque un, et c’est Tacheny, qui quelques secondes auparavant l’a échappé belle. Jamais en son émouvante carrière le brillant pilote de F.N. n’a vu la mort d’aussi près. Chassant vigoureusement les « leaders », sur lesquels il a été un peu retardé, il s’engage dans le virage où trois jours auparavant Grégoire tombait glorieusement… Un pli de terrain enlève sa moto … La roue dérape … Le pilote lutte cent mètres contre sa monture affolée et lancée dans un épouvantable shimmy qui râpe la route… Jeté enfin hors de sa machine, il va droit contre un mur d’arbres serrés, tandis que la moto culbutée poursuit sa trajectoire en quatre bonds de cinq à six mètres, labourant le « tarmac » à chaque contact avec le sol, et y creusant de fantasques sillons profonds de quatre centimètres et larges d’autant.
Et Tacheny ? A l’angle où il aborde le rideau d’arbres, a-t-il cinquante centimètres pour passer ? Il n’y a certainement pas plus, et pourtant, par miracle, il ne fait que frôler celui de droite, puis celui de gauche… Il rase encore sans le toucher un poteau de clôture, il s’affale enfin dans une haie, et se relève indemne !
Son équipement est déchiqueté ; il a deux fortes coupures ; il est tout secoué, mais il se relève sans mal d’une chute à quelque 150 à l’heure dans le plus dangereux des endroits…
Bravo Tacheny ! La moto, elle, est brisée en plusieurs places et son magnifique réservoir est tout à fait aplati.
Tacheny regagnera bientôt les tribunes en toute simplicité comme s’il ne s’était rien passé. La Croix-Rouge le panse et le réconforte et il gagne le stand F.N. pour y suivre la marche de ses coéquipiers.

La course débute splendidement
Le spectacle est merveilleux. Si Woods est encore en tête au second tour, Hunt s’en est fort rapproché, et Demeuter n’est pas loin. Noir enfin est à quelques mètres… Tous quatre, groupés, virent magnifiquement d’un seul trait à l’Eau Rouge. La course se disputera entre eux car ils auront presque disparu avant que Tyrell Smith (Rudge) ne survienne… Et Houtop, le plus brillant des autres, est déjà loin.
En dehors des deux Norton, des deux F.N., personne n‘interviendra plus dans la lutte et raconter la course du reste des concurrents ce sera noter l’ordre des abandons, pendant que les quatre champions, séparés en tout par quelques centaines de mètres, poursuivent leur ronde emballée…

Demeuter et Noir contre Hunt et Woods.
Qu’est devenue la troupe des quatre fuyards ? Ils sont encore tous les quatre et non seulement ils sont encore au complet mais ils sont presque ensemble, et leurs machines restent fraîches, et leurs virages splendides sont absolument égaux.
Woods a laissé passer Hunt dès le quatrième tour, mais leur écart ne variera guère et le public ne s’occupera que de la distance entre Woods et Demeuter et de celle entre Demeuter et Noir.
S’il semble qu’à tel passage Noir a perdu du terrain, le tour suivant le revoit à quelques mètres de Demeuter. Celui-ci a d’abord été à douze secondes du premier, mais au troisième tour il n’est plus qu’à 10 secondes, au quatrième à cinq, et au cinquième tour à quatre secondes de Hunt. Le sixième tour le voit à sept secondes, le huitième à dix … et Noir l’accompagne.
Comment dire la course de nos deux champions pendant ces dix premiers tours ? Comment rendre les impressions de leurs milliers de supporters au cours de cette splendide heure de course ?
Elle n’aura été qu’une succession de virages magnifiques, que la foule présente salue chaque fois d’une clameur étourdissante ; de rapides lignes droites où des milliers de mouchoirs leur disent l’enthousiasme des Belges, tandis que les continuels regards en arrière de Woods et de Hunt leur expriment l’étonnement des « « anglais de ne pouvoir les distancer.
Si Demeuter ou si Noir tardent quelque peu, ce sont 3, 4, 5 secondes d’angoisse qui aboutissent à une explosion d’enthousiasme plus violente encore.
Et de passage en passage, d’enthousiasme en enthousiasme, nous voici au dixième tour et c’est le moment des ravitaillements…

La merveilleuse surprise
Hunt est alors en tête, ayant marché à 128 km. 700 à l’heure. Woods est à trois secondes. Demeuter à 32. Noir à deux secondes de Demeuter. La moyenne des F.N. est de plus de 128 et comme le record du tour n’a pas été approché, c’est là la plus régulière des performances, la vitesse ayant toujours dépassé 127 au tour…
Successivement Hunt, Woods et Demeuter s’arrêtent à leurs stands. Pour celui-ci les applaudissements crépitent et mille cris jaillissent.

Mais Noir ne s’arrête pas. Sa moto – la plus récente des trois F.N. – est équipée d’un réservoir de 26 litres. Cela lui permettra de ne ravitailler qu’une seule fois, quand tous les autres connaîtront deux arrêts …
Cela lui permet de prendre la tête vigoureusement et de continuer très détaché. Le public applaudit à tout rompre. La joie est générale et pourtant chacun croit alors que cela ne durera qu’un tour, qu’il aura à se ravitailler au prochain passage, comme vient de la faire Demeuter, qui repart à quelques secondes des Anglais.
Le onzième tour est là et c’est une surprise de voir Noir poursuivre sa route. Au douzième tour, il la poursuit encore. Son treizième passage est identique au précédent soit net, rapide et applaudi.
Woods qui a repris l’avance sur son coéquipier et Hunt ont beau accélérer, se dépenser, batailler avec vigueur, ils ne gagnent guère que cinq secondes au tour sur Noir et ils ne peuvent distancer Demeuter … Plus encore que précédemment, Noir et Demeuter sont acclamés, surtout qu’au treizième passage, Noir reprend du terrain, ses écarts avec Woods ayant été de 33, 27 et 28 secondes. Il gagne une seconde encore au quatorzième tour et c’est avec 19 secondes d’avance qu’il s’arrête à son tour au stand de ravitaillement.
Mieux encore que précédemment, les Anglais auront été tenus en échec. Si leur effort décidé a su empêcher qu’un Belge repasse le premier aux tribunes, pour un tour, c’est durant quatre tours maintenant et en pleine course, en pleine action qu’ils ont été dominés…
C’est plus beau qu’à Assen, plus beau même qu’à Dieppe et la foule le comprend si bien que sitôt Noir en vue, commence une acclamation formidable, qui se poursuit, nourrie durant les 34 secondes où le coureur effectue un ravitaillement très remarqué pour sa rapidité, son style et son aisance et qui redouble quand Noir repart à cinq secondes seulement des deux Anglais qui viennent de passer et qui l’accompagnent encore dans sa montée vers l’ancienne douane.

La terrible malchance de Demeuter
Mais aussitôt on remarque le retard de Demeuter, puis son absence. Tandis que le public attendait avec intérêt s’il passerait Noir au cours de son ravitaillement, la malchance qui si souvent s’en prit aux couleurs belges durant la journée, privait l’équipe nationale de son conducteur le plus désigné pour connaître le triomphe.
Demeuter prenait vivement pour la quatorzième fois le virage de Stavelot, quand il trouva dans son chemin Motomans et sa 175, qui barrait la route et pour l’éviter, fut forcé à la culbute. Le moteur battit tous ses records de régime durant les quelques fractions de seconde où le coureur fut désarçonné, mais la mécanique ne céda pas. Demeuter n’avait rien, il serait reparti à l’instant, mais le guidon était cassé et il lui fallut revenir au ralenti, avec un demi guidon, prenant encore Collette au passage. L’ovation qui lui fut réservée aux tribunes exprima au mieux avec quel cœur les motocyclistes belges avaient suivi sa course enthousiasmante, comme quelques minutes auparavant l’inquiétude qui saisit la foule à l’annonce de sa chute.
Par la pire malchance, F.N. perdait Demeuter après avoir perdu Tacheny qui était dans une forme sensationnelle. Par la pire malchance, Demeuter ne figurait pas triomphalement au tableau des temps à la mi-course…
Hunt, en tête, et Woods, second, attaqueront ferme, effectivement, égalant au passage le record de Dodson et gagnant peu à peu sur Noir pour qui le public réserve néanmoins toujours ses faveurs.
Ce match durera six tours encore, suivi avec attention. Au vingtième passage, Hunt et Woods y vont de leur second ravitaillement, que, soucieux du danger, ils exécutent en un clin d’œil, mais rien n’y fait. Noir dévale à fond de train, tandis que les Anglais repartent. A l’Eau Rouge, il est à quelques longueurs de Woods et il le passe après l’ancienne douane.
Voilà le vingtième tour, et la position est identique à celle du premier. Toutes les émotions, tous les efforts des tours précédents, des deux premières heures de la course, se trouvent neutralisés. Après trois cents kilomètres, Hunt, Noir et Woods, dans l’ordre, sont distants de cent mètres.

Le drame
Les Anglais donnent plus fort encore maintenant. Tous deux culbutent au passage le précédent record du tour, mais en dépit de leur effort, Noir ne les quitte guère, prêt à passer à la moindre défaillance. Au 21e tour, il n’a que dix secondes de retard, au 22e il n’en a que onze, au 23e il n’en a encore que douze. Si Noir n’est pas victime de la malchance, c’est à moins d’une demi-minute du vainqueur qu’il terminera la course. Une demi-minute en 420 kilomètres !
Cette énumération de secondes : dix, onze, douze.. est beaucoup trop sèche d’ailleurs pour exprimer la physionomie de cette partie de la course… Il faudrait dire tous les virages de Noir, toujours aussi nets et aussi beaux… Il faudrait dire tous les applaudissements des foules massées aux trois coins du circuit… Il faudrait raconter leurs attentes de sept minutes entre chaque passage, attentes anxieuses ou confiantes, mais tout occupées d’un seul homme : Noir.
Et voilà le vingt-quatrième tour : Hunt qui passe à fond de train, Woods qui, à quelques longueurs, le suit comme son ombre … Tous deux sont violemment secoués sur leur selle au passage devant les stands. Maintenant ce sera Noir mais il tarde … il tarde … Il faut bien se rendre à l’évidence qu’il n’est plus ici.
Qu’est-il arrivé à Noir ? Certainement l’épisode le plus émouvant de sa vie de coureur, et pour la F.N. une troisième malchance désastreuse après la chute de Tacheny et l’abandon de Demeuter dont la moto allait particulièrement bien.
Noir, la troisième victime du sort, roulait à pleins gaz fonçant derrière les Anglais qui le précédaient de quelques centaines de mètres quand surgit un chien qui a échappé à l’attention de quelque spectateur. Inattention vraiment criminelle. Le chien qui n’a pas bougé au passage de Hunt et Woods se jette maintenant sur la moto de Noir, lancé à fond et heurte de côté la roue avant. C’est, pour le coureur, le début de quelques effroyables secondes. La moto, secouée, va de droite à gauche brutalement. La machine n’est plus qu’une feuille morte poussée par le vent … Mais Noir s’agrippe, redresse enfin, arrête l’engin sans tomber. … Quels instants durent être ceux-là, pour celui qui en fut l’acteur ! Une telle émotion est indicible. !
Mais pour un coureur, rien ne compte que la course.

Sitôt arrêté, Noir examine sa machine. Il constate qu’elle est fort démolie. Un rayon sur deux de la roue avant a cassé et se tortille autour des autres. La jante est faussée et la fourche de travers. Un des ressorts compensateurs est cassé. Le repose-pied de droite est complètement retourné et le pire, le levier de vitesse a été cassé net par le corps du chien, laissant la moto en prise.
Si l’attente de Noir à ce vingt-quatrième tour fut pour la foule un quatrième instant émouvant (comme on n’en avait jamais vu qu’un auparavant en un Grand Prix) que dut être pour Noir, le moment où il essaya de repartir… Par bonheur il y réussit. Par bonheur la machine n’était pas trop faussée pour permettre à un virtuose de continuer.
Quatre tours durant il poursuivit sa marche courageuse ne disposant plus que de la prise prenant tous les virages au débrayage et s’agrippant au guidon pour maintenir au maximum de ses possibilités la machine qui avance par soubresauts.
Le public ne sait rien mais à l’attitude du coureur, au bruit du moteur, il devine le drame … C’est avec émotion qu’on attend maintenant que Noir repasse encore une fois… Hunt et Woods ont beau multiplier les passages rapides, on ne leur porte qu’un minimum d’attention, car chacun est déçu de voir que Woods ne tente rien pour défendre sa chance, comédie mal jouée qui ne trompe personne. Tandis que chaque fois que le Belge passe ayant perdu quelques minutes à chaque fois, tout le monde se sent un peu soulagé.
Et puis c’est la fin la plus émouvante et la plus étonnante que vit jamais Francorchamps. Tous sont arrivés, tous les vainqueurs sont là depuis longtemps. Le Grand Prix est fini ! Mais tout le long du circuit, mais aux tribunes, mais nulle part personne ne s’en va ! Le garage reste silencieux car toute la foule a gardé sa place. Toute la foule attend Noir.
Qu’elle fut fébrile cette surveillance par tous les yeux de l’horloge. Englebert … Les minutes passaient, l’heure de la clôture approchait. Le circuit restait désert ... Quelques minutes encore ! Il n’en reste que quatre à Noir pour arriver dans les délais
... Et à ce moment même résonne le chant de son moteur. C’est comme un chant de triomphe. Tous se lèvent haletants et émus. Et quand Noir apparaît, arrêté au passage par M. Marcellis, s’élève la clameur la plus ample qu’entendirent jamais les échos de Francorchamps. Des milliers de mains battent, des milliers de bouches acclament. Et tous courent au pilote qui s’arrête exactement à son stand.
Il n’y a pas à décrire les minutes suivantes. Elles furent inoubliables. En applaudissant Noir chacun applaudissait et la marque F.N. et son équipe et le splendide effort des Belges. L’acclamation ne s’arrêtait pas. A la façon dont elle redouble par instant à un concert, elle redoublait chaque fois que Noir passait devant un nouveau groupe. La foule éperdue d’enthousiasme l’accompagnait partout…
Quant à sa machine, on s’écrasait pour la voir. Le groupe dense qui tentait d’en approcher occupait la bonne moitié de la largeur de la route ! Que c’est beau l’enthousiasme des foules !
N’oublions pas l’ovation que Noir reçut encore en revenant à l’Hôtel de la Source. Jamais, pensons-nous un coureur ne fut aussi bien récompensé d’une course splendide, d’art et puis de courage.


Et comme le concluait George Detaille, « Le Grand Prix de Belgique n’a pas constitué une déception malgré le peu de nos coureurs à l’arrivée. On sent qu’on est en bonne voie. Nous avons accusé des progrès certains. Nous sommes près du but. C’est le moment où jamais de redoubler d’efforts. »

Quelques semaines plus tard, à Wavre, comme pour se refaire des malchances et des malheurs, Tacheny, Milhoux et Edyson, tous trois sur FN, ne laissaient aucunes chances à leurs adversaires. Et le 1er août, au Grand Prix Robert De Broux, c’était à nouveau la victoire